Catherine Andrieu, Des nouvelles de Léda?, Éditions Rafael de Surtis, 2024, 274 pages, 25€

Catherine Andrieu, Des nouvelles de Léda?, Éditions Rafael de Surtis, 2024, 274 pages, 25€

En couverture: Léda peint le Cygne, huile sur toile, 280X200, Anora Borra, (squat du Carosse, 2010)


Sous ce titre, sont réunis les poèmes de quelques recueils de Catherine Andrieu et préfacés par 

  • Jean-Paul Gavard-Perret, « Parce que j’ai peint mes vitres en noir »,
  • Éric Chassefière « Piano sur l’eau »
  • Nicolas Jaen « Refuge, journal de l’oubli » « Amours & jeux d’ombre »
  • André Ughetto, « Le cliquetis des Mâts » « Le portrait fantasmatique d’Anora Borra, peintre aux oeuvres monumentales, profondes, érotiques. »

En fin de volume, on retrouve des entretiens de Jaqueline Andrieu, Étienne Ruhaud, Éric Chassefière, Jean-Paul Gavard-Perret avec Catherine Andrieu, sous le titre évocateur « Les vies Antérieures et intérieures de Catherine Andrieu ». Le livre se termine par « Des jours et des lunes, post-scriptum en forme de Cygne ».

Ce livre offre donc un bel aperçu de l’oeuvre poétique de l’auteur. À la page 169 On découvre la description du tableau de Anora Borra figurant sur la couverture. La poète s’adresse au peintre: 

« Ton tableau Léda peint le cygne est porteur d’une telle singularité. Animal traqué, effrayé, Leda résiste à sa capture sur la toile. Elle refuse. » 

On peut penser que Catherine Andrieu s’identifie à la femme Léda dont le tableau est le portrait. Elle répond à cette supposition « Léda ne peint rien du tout, le cygne, c’est elle » en faisant allusion aux multiples signes que la poète envoie à ses lecteurs et au post-scriptum en forme de cygne.

Anora Borra fait sans doute référence au tableau de Cesare da Sesto, qui est lui-même la copie d’une oeuvre perdue de Léonard De Vinci. Un autre tableau de Pierre-Paul Rubens « Léda couchée au cygne » repris d’après une oeuvre de Michel-Ange est sans doute plus évocateur de la sensualité érotique qu’explorent au travers de mythes de la Grèce antique, les peintres au travers des siècles. Le regard du peintre, de l’homme sur le corps féminin dans l’histoire de l’art s’interroge et se confronte au regard de la femme, peintre à son tour. 

S’instaure donc ici et dans tout ce livre, grâce à un jeu de miroir, une interrogation sur le corps féminin, sa sensualité, son érotisme, sa nudité physique ou psychique, la force ou au contraire la faiblesse d’un corps sur-exposé et répondant aux exigences de beauté de la société selon les époques. Le corps, les corps de Catherine Andrieu sont offerts, consommés, violentés, abandonnés, reconquis, oubliés, aimés.

Elle dresse une galerie d’auto-portraits, des variantes d’elle-même ou pas, un peu à la manière de Cindy Sherman qui ne cesse de se mettre en scène, en n’oubliant pas les effets du temps, de la vie, de la maladie sur ce corps. Sous divers aspects, on découvre donc l’auteur et l’on découvre qu’elle est multiple, peintre, musicienne (piano), philosophe, malade, rêveuse et recluse, contemplatrice et actrice de son propre théâtre, jouant un rôle dans celui que la société nous donne. Quelqu’un se construit. Quelqu’un se déconstruit et meurt pour éventuellement renaître dans les souvenirs, l’imaginaire au gré des émotions intenses que l’auteur cultive.  

Règne un mystère, une auréole lumineuse ou une ombre sur la personne véritable qui se cache et répond au nom de Catherine Andrieu. Mais à travers ses portraits, ses auto-portraits, elle dresse aussi une sorte d’auto-biographie de tout le monde, où comme dans le livre de Gertrude Stein, l’auteur s’interroge sur l’identité, l’image de soi, sa reconnaissance et sa disparition, à travers elle, se dresse le portrait des autres aux quels elle dédie ses poèmes en les désignant par leurs initiales, ou en les nommant. 

Catherine Andrieu dresse des portraits, les peints grâce à ses mots colorés, précis, amoureux, elle offre un regard sur les tableaux d’Anora Borra, une lecture de l’oeuvre selon un schéma qui lui est propre et place l’être humain, la femme en particulier au coeur du propos.  

Depuis longtemps, les chats tiennent compagnie à ceux qui écrivent et l’on trouve de nombreux exemples de poètes, d’écrivains ou d’artistes posant avec leur chat. Le félin ne perd jamais le sens de ses priorités, préserve sa liberté et celle de ceux qu’il accompagne.

Catherine Andrieu évoque sa relation amoureuse avec un chat en particulier: Paname. Cet amour dépasse de loin l’affection ordinaire que la plupart éprouve à l’égard d’un chat, d’un animal de compagnie. Quelque chose d’intense unit la poète à son chat aujourd’hui disparu mais aussi à la petite chatte Lune qui accompagne aujourd’hui la poète. Une connivence, une compréhension magique et réciproque s’établit, une confiance mutuelle naît mais au-delà de la vie. Les humains sont de nature à oublier, à tromper, à changer d’avis, à ne plus vous aimer sans oser vous le dire. Les chats jamais même s’ils vous quittent, ils ne se trahissent pas, ils ne vous trahissent pas. Un chat ne ment pas, il vous connaît, il décrypte ce que vous êtes incapable de dire, d’avouer à vos semblables. Il vous voit tel que vous êtes réellement. Sans artifices, sans condition. Il devient dès lors inutile de se mentir. Les poèmes de Catherine Andrieu ne mentent pas même ils ouvrent grand les portes de l’imagination. Pas étonnant donc que les chats se voient attribuer la place qu’ils méritent au sein de l’oeuvre de la poète.  

Visiter le site de Catherine Andrieu

Maya Abu-Alhayyat, Robes d’intérieur et guerres, poèmes traduits de l’arabe (Palestine) par Mireille Mikhaïl et Henri Jules Julien, Héros-Limite, 83 pages, 16€, février 2024.


Dans le catalogue de la La librairie Quilombo (Paris), on découvre qu’il s’écrit plein de livres intéressants dans les catégories suivantes: Théorie anarchiste, mouvement libertaire, écologie, décroissance, critique anti-industrielle, capitalisme, travail, mouvements révolutionnaires, mouvement ouvrier, philosophie, histoire, questions internationales, bandes dessinées, livres illustrés, littérature et naturellement poésie. Sont organisés par cette même librairie, débats, mise en avant d’auteurs et/ou de thèmes qui touchent une autre réflection sur nos sociétés capitalistes et néolibérales. C’est ainsi que j’ai découvert ce livre reprenant des poèmes extraits de « La peur» (2021), de « Robes d’intérieurs et guerres »(2015) et de « Ce sourire…ce coeur »(2012) qui sont les trois derniers livres de poésie de Maya Abu Al-Hayyat qui est avant tout romancière mais a aussi écrit de nombreux livres pour enfants. Les éditions Héros-Limite ont également un très riche catalogue de collections originales.

Aucune préface ne présente les textes, ne parle du contexte géopolitique dans lequel ces poèmes ont été écrits et encore moins pourquoi, aujourd’hui plus que jamais, il est nécessaire de lire de tels livres. Sans idées préconçues, sans apriori, le lecteur est invité à découvrir la voix singulière de cette poète, la voix d’une femme, d’une femme palestinienne.

Il y a ce titre étrange et qui interroge « Robes d’intérieur et guerres ». Il y a ce vêtement, la robe, que portent les femmes et sur lequel les hommes ont tellement de choses à dire, à imposer. La robe d’intérieur est celle qui ne se prête à aucun regard inquisiteur, n’est imposé par aucune vision, aucun dogme. Ce que l’on porte à l’intérieur de soi ne regarde que soi, cette intimité semble protégée. Et puis on lit le poème intitulé Suicide P30: 

« Chaque sortie de la maison
Une tentative de suicide
Chaque retour un échec
J’ai peur de ne pas rentrer
J’ai peur qu’explosent les pneus enflammés se déchainent
les soldats
J’ai peur du fanatisme des adolescents de la somnolence
du chauffeur routier
Et de trouver ce que je cherchais
Je veux revenir entière à la maison
Alors je laisse des miettes sur la route
Et je continue de sortir et rentrer
Jusqu’à ce que les oiseaux
mangent tout mon pain »

Il y a le vêtement comme un symbole qui est sensé protéger le corps des intempéries, des regards et puis il y a ce mot « guerres » car il n’y en a pas qu’une seule, elles sont innombrables et frappent au hasard voudrait-on dire alors qu’on sait qu’elles ne doivent rien au hasard, les guerres…Elles tuent de manière indistincte, massivement, globalement mais aussi intimement. Un mari, un enfant, un cousin, un voisin. Tout un village, tout un peuple. 

Plans p31 s’offre comme une réponse aux peurs, à la peur.

Je fais parfois des plans pour résoudre les problèmes du monde
Mes plans suppriment la nostalgie dans les histoires

Nous font tomber de fatigue d’avoir trop soupiré
Mettent des points aux phrases manquantes
Sauvent même le soldat du barrage
Les enfants qui grandissent en prison
Les mères vêtues de robes de patience
Les ouvriers suicidés du haut des échafaudages
Je sauve le monde comme l’astucieux héros des contes
Mes plans que tue le peu d’imagination de ce monde
Nous auraient tous sauvés
Nous auraient tous sauvés

La première partie du livre nous apprend dès le premier poème ce qu’est la peur, comment elle se fabrique et ce à quoi elle expose ceux qu’on installe durablement sous son emprise par la privation de liberté, en faisant peser le risque permanent d’une attaque, d’un contrôle d’identité, d’un barrage militaire..
La peur s’impose à tous, à tout moment, comment répondre à une menace, à la violence, à la dépossession? Malgré tout, on vit, on survit. Comment ? On ne sait pas vraiment, on s’efforce de songer qu’il y a quelque chose d’indestructible en nous. On s’interroge sur les racines de cette haine, du mépris.

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« Sommes-nous humains ? »
Demande le livre à la couverture jaune
Nous vivons dans les conceptions et les rêves d’autres que nous
Dans ce que le vent a fait à l’arbre il y a des milliers d’années
Dans les pulsions des animaux des humains des scorpions

Dans les ventres des baleines les racines des arbre l’écho des bavardages nocturnes des habitants des cavernes
Nous errons dans les rues des architectes parmi les débris pioches tranchantes
Dans les plans des anciennes villes et le cerveau d’un vieil homme grincheux
Nos paroles sur la liberté de penser les croyances les terres innocentes
Font partie des conceptions
Une vis dans l’esprit de la chaise à bascule
Qui donne à l’univers l’éclat de la passion

Ah les mères
Nous régurgitons notre chagrin et nos slogans
Comme les histoires nous régurgitent

Année après année

Nous pleurons

Finalement, les poèmes nous guident dans un quotidien qui ne change pas vraiment la conditions des palestiniens, une éternité en ce qui concerne leurs droits, leurs libertés. La parole des femmes, leurs larmes sont par conséquent encore plus invisibilisées. Inaudibles? Certainement pas. Les poèmes de ce livre nous prouvent qu’il existe une force, une volonté qui ne se nourrit pas de la haine, ne cultive pas la revanche ou la défiance. Maya Abu-Alhayyat n’est pas fataliste, elle informe, elle décrit le quotidien d’une femme palestinienne mais pose aussi les jalons d’un monde qui pourrait être totalement différent, solidaire. Un monde qui rassemble, questionne, tempère.

 

Déjà dans un poème de 2021, elle posait cette question à elle-même et à nous tous, à notre conscience:

Que ferons-nous… de ce qui se passe aujourd’hui


Natalie Diaz, Quand mon frère était un Aztèque, When My Brother Was an Aztec, édition bilingue, Édition des Lisières, 205 pages, 2020, 22€.


Le premier poème ne donne pas que son titre au livre, il donne aussi le ton, le rythme et préfigure les thèmes qui seront évoqués avec force, ironie, intelligence. La poésie de Natalie Diaz sertie d’allusions littéraires, politiques ou historiques dénonce, provoque, raconte sans jamais devenir un simple slogan ou un pamphlet. 

Rien n’est simplement vécu puis transformé en récit, en histoire, rien n’est purement et simplement imagé. Le poème et son écriture prennent part à la vie, se nouent à elle par les sentiments et les émotions qu’elle provoque. Haine, amour, peur, doutes et certitudes. Les poèmes deviennent presque la traduction littérale d’une blessure faite à tout un peuple, hommes, femmes et enfants sur plusieurs générations.

Natalie Diaz est née et a grandi à Needles dans le village Indien de Fort Mojave, en Californie, sur les rives du fleuve Colorado. Elle est Mojave et travaille en tant que directrice de Fort Mojave Langage Recovery Program avec les derniers locuteurs de langues Mojave. Elle est également professeure à l’université d’État d’Arizona.

Le titre fait allusion non sans humour à la méprise totale par les colonisateurs des spécificités culturelles, sociales, spirituelles de chacune des populations qui habitaient le continent américain, une confusion qui célèbre volontiers les aspects violents, négatifs au détriment de la nuance, de la beauté ou de la justesse. 

Diaz répond aux clichés par d’autres clichés qu’elle a joyeusement retravaillés pour qu’ils nous prennent à la gorge. Par exemple les textes: L’évangile selon Sans-Cheval, Mary de la réserve, ou La dernière Barbie Mojave.

Les dieux aztèques mi-homme, mi-animal réclament sacrifices sanguinaires avec violence. Le félin aux griffes acérées, aux crocs saillants avec des ailes sur le dos, représenté sur la couverture du livre fait partie de cet univers fantasmagorique et fantastique auquel se réfère régulièrement l’auteur, en faisant de multiples référence à l’oeuvre de José Luis Borges (Le tigre bleu) ou à celle de Federico Garcia Lorca. 

Le frère est tour à tour une sorte de démon quand il est sous l’emprise de drogues (méthadone), ou un enfant troublé, perdu, blessé. Cette auto-destruction du fils ainé se fait l’écho d’autres destructions imposées aux peuples natifs du continent américain: Les prisons à ciel ouvert que sont les réserves laissent peu d’espoir. La pauvreté, le chômage, la ségrégation, le racisme sont des armes de destruction massive infligées comme un venin aux peuples autochtones qu’on a sciemment déracinés. Le véritable dieu sanguinaire et tyrannique c’est l’impérialisme colonialiste et capitaliste, son idéologie consumériste et individualiste. L’appétit du monstre ne connaît pas de limite.

Il y a dans les textes de l’auteur une force brute sans artifice, créatrice qui transforment la violence subie, la souffrance, les blessures en oeuvres d’art, en mythes, en contes ou légendes.

Certains poèmes deviennent presque intraduisibles tant le message est prenant, pressant d’où l’intérêt de cette version bilingue. Entre les lignes se partagent un sentiment de révolte, un sentiment d’acceptation et d’amour. En écrivant, on choisit, rien n’est imposé, ce choix est la liberté sur laquelle Natalie Diaz construit, pour elle et pour ses lecteurs. 

Naturellement persiste ce qui ne guérit jamais et meurt, ce qui nous rend tellement étranger à l’autre et qu’il ne comprendra jamais. Une étendue désertique, un fleuve, une langue. On ne cherche ni l’oubli, ni le pardon. La réconciliation, la reconnaissance sont encore et toujours hors de portée. 

« L’histoire a les lèvres gercée, on ne peut l’embrasser sur la bouche « P45

L’ombre du frère toxicomane plane sur tout le livre à la manière de ces dieux aztèques, à la façon d’un fantôme, d’un Minotaure. La vie est l’une de ces fêtes des morts mexicaine, un labyrinthe, un carnaval auquel sont conviés en tant qu’animaux de cirque, les autochtones. Leur participation dans la vie publique n’est pas prévue sauf peut-être après assimilation par le monstre.  Peut-on s’extraire du labyrinthe? Pas vraiment. 

Un sac de jute plein de tigres se débat dans nos poitrines –
ils martèlent, traquent nos coeurs, érigent une prison
de leurs rayures. Chaque queue une mèche. Chaque oeil une cendre.

Poitrine traduite par bombe.
Bombe devenue chanson – 

la plainte rongée de honte du tambour.

La toile de jute n’est pas faite pour les prières ou les mains.

La réserve n’est pas faite pour une jungle.

Mais nos ventres grondent. Quelque part en nous
se trouve un roi, et quand nous le trouverons…P65

Ayons en tête aussi ce qu’a écrit Jorge Luis Borges:

Le temps est la substance dont je suis fait.
Le temps est un fleuve qui m’emporte, mais je suis le fleuve ;
c’est un tigre qui me déchire, mais je suis le tigre ;
c’est un feu qui me consume, mais je suis le feu.

Hier est bien plus proche qu’aujourd’hui-

baïonnette noire portée entre les omoplates
comme une démangeaison ou le bourgeon d’une aile P66

Ses yeux ont des larmes vides. Sa bouche, un O sombre.
Encore stupéfait de ce qu’est devenue sa vie.


Catherine Andrieu, Les ailes du papillon, une publication de l’Altérité 2024, 14, avenue Edouard Grinda, 0620 Nice.

Catherine Andrieu, Les ailes du papillon, une publication de l’Altérité 2024, 14, avenue Edouard Grinda, 0620 Nice.


Les ailes du poète ont la fragilité apparente des ailes du papillon. Trop grandes, inadaptées, en papier, le pigment qui les colore a texture de poussière. Le poème est-il fait pour durer? Pour contredire nos attentes? Pour diffuser un message amoureux ou au contraire éloigner les potentiels prédateurs?

Les poèmes de Catherine Andrieu évoquent une fragilité mais aussi une sorte de fougue intérieure difficile à canaliser, une passion turbulente que ne domptent pas l’amour, le sexe, la consommation d’alcool, de drogues et l’utilisation de la violence. 

Que répondre à la question qui fonde la personne « qui suis-je? » quand on est papillon? Quand le bouillonnement nous fait souffrir et qu’on maîtrise sans doute moins que les autres la faculté de maintenir un cap dans les tempêtes? 

Pour Catherine Andrieu, la vie s’apprivoise alors par l’écriture, écriture de poèmes et écriture de peintures. Les peintures au couleurs vives ne sont pas sans rappeler l’usage que les ailes du papillon font de la couleur. Je pense ici à la répartition harmonieuse selon un de spectre de couleurs invisibles pour l’oeil humain. En effet des photographies solarisées ou des pellicules photographiques sont manipulées et transformées par ajouts de couleurs, accentuation de formes. À l’instar des ailes du papillon, les peintures peuvent être perçues par un regard dont le spectre est différent ou autrement étendu. Les lectures s’étalent ainsi sur plusieurs niveaux.

L’écriture questionne le corps, son pouvoir érotique mais aussi les principes d’une domination qui s’exerce sur lui. Certains poèmes témoignent d’une violence subie et qui détruit tout sur son passage en commençant par la confiance. Les poèmes donnent un vol erratique à la poète mais lui permettent sans doute de revenir à ce qui la fonde en profondeur, d’analyser le passé sans regret. D’agir sur le présent.

Dans ce livre la poète et la peintre se répondent, se parlent, se dévoilent. Les ailes du papillon sont tour à tour peintures aux couleurs vives et chatoyantes d’où s’évadent messages sensuels allant jusqu’à un érotisme dévoyé, cru, brutal. Les poèmes parfois osent des mots, des images qui fondent les questionnements légitimes à propos du corps, objet de tous les désirs, à propos du corps comme berceau de la personne que l’on est, que l’on voudrait être, que l’on sera ou que l’on ne deviendra jamais.

Ce livre est comme une errance de papillon pourvu d’une résilience à toute épreuve. Le livre interroge le regard: celui que l’on porte ou supporte à peine, celui presque éteint que la société consumériste impose au corps féminin notamment.  

Éric Dubois, Nul ne sait l’ampleur, poèmes, éditions unicité, 2024, 45p 12€.

Éric Dubois, Nul ne sait l’ampleur, poèmes, éditions unicité, 2024, 45p 12€.


Si Pierre Kobel, dans la courte présentation de l’ouvrage, utilise le verbe « glaner » pour exprimer le geste poétique qui caractérise l’écriture d’Éric Dubois dans ce recueil, il n’oublie pas de préciser que le poète ne se limite pas à ramasser ici et là les mots ou les éléments de base à la construction d’un poème. S’opère dans ce recueil une sorte de petite magie, simple et essentielle qui rassemble les bribes en constellations rythmées. Comme si Éric Dubois jetait les dés et puis indiquait à ses lecteurs attentifs les corrélations entre les prospections. D’un heureux hasard naîtrait le poème? « Nul ne sait l’ampleur » Il existe bien quelque chose que le poète ne domine pas, il apprivoise, il improvise comme souvent la vie nous pousse à le faire.

Page 25 se glisse un indice pour répondre à l’énigme du titre du livre. Mais l’on sait déjà dès la première page qu’Éric Dubois a choisi le poignard mais disons que celui-ci n’a de tranchant que celui des mots. 

Écrire c’est faire d’oeuvre la vie mais aussi se confronter à l’impuissance des mots à dire l’essence de l’être, les tourments et les dérives.

Je partage avec la lumière
l’envie de me reposer
à l’ombre de quelque arbre
de porter au bout des bras
des fruits magiques
et des fleurs épiques

Mon étoile est morte
dans la galaxie que je convoitais

Écrire nous confronte aux illusions, aux désirs et à une inévitable insatisfaction semblable à celle qui se love au bout de l’amour. Le désir ne peut être assouvi sous peine de s’éteindre. Les frontières sont floues et incandescentes, des braises. 

Ma tête est un reposoir. Un écho pris de vertige.

Une flamme noir qui calcifie les oiseaux du
paradis.

(…)
Une flamme ocre dans les mouvements des ciels.

Nul mot à l’endroit
où saignent les larmes

Dans l’alcool, on cherche son « propre néant, la pitié d’autrui », on trouve « l’angoisse et au bout du compte »  on s’aperçoit que « le calcul est faux ». Impossible de mesurer l’ampleur. Quelque chose donc nous dépasse, nous échappe. 

De même qu’Éric Dubois ne cache pas qu’il a écrit ce livre alors qu’il était dépendant à l’alcool (il est redevenu sobre depuis), il ne fait pas de mystère sur le fait qu’il est schizophrène. Pour rompre les tabous autour de cette maladie, mais aussi pour affirmer qu’il existe plusieurs manières d’être au monde. L’écriture poétique peut être vue comme un remède, un baume mais aussi se comparer à une sorte d’ivresse, un état second qui nous éclaire ou nous rend extra-lucide. On n’en mesure pas non plus l’ampleur. 

Le poète Eric Dubois est également un peintre. En quelques mots, il campe une situation, un sentiment, une blessure, laisse ressurgir un souvenir, une sensation. Ce qu’il évoque ne se cache jamais derrière les mots ou les images. Parfois c’est dur, c’est irrévocable, sensuel, brut. Toujours sincère et juste.