Isabelle Bielecki, Qu’importe la porte, Le Coudrier, 2025.

Isabelle Bielecki, Qu’importe la porte, Illustrations : Pierre Moreau, Le Coudrier, 20 cm/14 cm, 87 pages, 7 illustrations couleur, 2025.


Le récent recueil d’Isabelle Bielecki, « Qu’importe la porte », se compose de deux parties, « la cage » et « le labyrinthe », comptant chacune vingt-cinq poèmes, avec la contrainte d’un vers d’ouverture commun (« Elle ouvre prudemment la porte… du palier / du jardin / d’un rêve… »). Il est judicieusement illustré par les belles œuvres à la puissance onirique de Pierre Moreau.

Le personnage qui incarne les poèmes, est évoqué à la troisième personne (« elle ») et on ne devine que son grand âge, « ses cheveux blancs », ne sachant rien de sa vie, si ce n’est quelques remémorations de souvenirs d’enfance. Pour un peu cette vie pourrait être tout entière contenue dans l’espace délimité par cette porte, à la fois clôture et promesse. Ce qui frappe, c’est l’impression de solitude voire d’ennui ou d’abandon, sans doute le lot de nombre de personnes âgées dans nos villes et leurs grands ensembles pourtant très peuplés. Et la redite du premier vers martèle cette sensation que peuvent procurer les routines et les habitudes du quotidien, reproduites ad nauseam.

La cage, c’est la cage d’escalier commune d’un immeuble d’appartements, lieu paradoxal puisque bien que « cage » il est le chemin obligé qui mène à l’extérieur, à la lumière, à la vie peut-être. Et la porte est celle du palier, seuil qu’il faut à la fois franchir pour être au monde (« la liberté est là » ; « il suffirait d’un pas / vers cet ailleurs » ; « le parfum de l’inconnu »), mais dont le franchissement inquiète : la porte « grince à faire peur » ; « un noir profond se recroqueville ». Elle est élément ambivalent de protection et d’ouverture, comme le pensait Bachelard, et métaphore du mouvement de l’être. La porte ou son seuil, presque personnage et paraissant aussi vivace que « elle », est en effet un choix riche par sa symbolique et ses connotations nombreuses. Franchir la porte c’est passer d’un monde à un autre, du profane au sacré chez Mircea Eliade décrivant les sociétés traditionnelles, avec les rites ou prières que la traversée de la frontière métaphysique convoque. C’est aussi chez Jung le passage du conscient à l’inconscient et, comme peuvent le suggérer certains vers de la poète, le choix possible de faire face à ce qui a été enterré, refoulé, dans une opération initiatique vers une conscience plus large. Un lieu de transformation dans l’hermétisme ou de médiation voire de transgression pour les structuralistes. Le choix de l’écrivaine n’est donc rien moins qu’innocent.     

La deuxième partie, le labyrinthe, élargit habilement le champ des perspectives, en multipliant les ouvertures de portes : du jardin, de l’oubli, au pardon et même à la Mort, cette mort familière qui guette en filigrane dans tout le recueil à travers de multiples occurrences du « noir » et de la « poussière ». Figure particulièrement centrale chez Borges à qui certains poèmes de l’autrice font penser, le labyrinthe, tout aussi riche de significations que la porte, peut aussi référer à la quête de sens et au périple intérieur, à une recherche de vérité. Les portes du labyrinthe deviennent lieu d’échange, d’osmose. Porosité de l’espace extérieur (« la rue » ; « le monde ») et intérieur (« son vide », « sa mémoire »). Avec la porte du « purgatoire », Bielecki évoque directement « un labyrinthe / sans lumière / ni chaleur / qui mène au pardon. » Par rapport à la stagnation de la première partie du recueil, le labyrinthe donne une impression de mouvement, de croissance vers la lumière « jusqu’à croiser Icare / en chute libre / vers le soleil ». Le rêve permet peut-être la résolution de ce labyrinthe intérieur du poète. Les plumes de goéland et de mouette, de canari, d’Icare (?), fils de Dédale qui le conçut, parsèment le labyrinthe comme un appel à regarder en l’air, vers ce ciel d’où il n’apparaîtra plus que comme un diagramme lointain, vide et vain, ses murs rendus inopérants. Le recueil se clôt sur l’évocation de la porte de la mémoire (après celle de l’oubli), où « seules des plumes / volent témoins / de ce combat / de polochons / dans le dortoir / des interdits ».

On le voit, Isabelle Bielecki, sous l’apparente légèreté d’une cinquantaine de poèmes aux vers courts, non dénués d’ironie, dissimule à peine une profondeur et un questionnement existentiel révélateurs de sa maturité littéraire. C’est tout l’art de sa poésie que de nous amener subtilement à l’essentiel et c’est sa singularité même que cette hésitation répétée à franchir le seuil de ces multiples portes. Pour prolonger le mot de l’autrice – et paraphraser Musset – « qu’importe la porte, pourvu qu’on ait l’illumination… » Et entre « porte » et « poète », in fine, seule une lettre diffère…    

Stenka MORRIS, Poèmes sur le falloir, Visuels de Muriel Rodolosse, Editions Exopotamie, 84 pages, septembre 2025, 17€

Stenka MORRIS, Poèmes sur le falloir, Visuels de Muriel Rodolosse, Editions Exopotamie, 84 pages, septembre 2025, 17€


« Falloir. Toujours. Obscène obsession. Falloir qui place en tout acte l’étincelle d’un feu dévorant. Il faut ! Vertigineuse injonction. J’écris, entre les vers pour que tu lises entre les lignes, ciselant de fines craquelures au marbre des pages, des mots que je cherche encore. … » (p.63)

  J’étais (un peu complaisamment) en train de lire les pages des derniers mois du Journal de Jules Renard – il a 46 ans, sa machine à vivre le laisse tomber, il voit bien qu’il meurt – quand j’ai reçu et parcouru ce recueil (au titre si étrange et caractéristique « Poèmes sur le falloir  » !) d’un vieil inconnu, et, relisant les trois passages alors recopiés de Renard, j’y ajoute (c’est la quatrième citation ici, un peu plus longue) un extrait de Stenka Morris. Pour l’un comme l’autre, leur arrivait ce qu’on ne peut pas vouloir : devoir ne plus pouvoir ! Je m’imaginais leur même monologue, quelque chose comme : »Voici la catastrophe. À toi de jouer, malheureux élu ! », sauf qu’à ce diagnostic (« il va falloir cesser d’être »), Renard ne survit pas, et Morris, semble-t-il, si (« J’écris pour après la catastrophe … »). 

« Le cerveau qui s’en va, impossible de le retenir. C’est comme si un pissenlit voulait rattraper ses poils » 

« Mon coeur bat comme un mineur enseveli qui, par des coups irréguliers, donnerait encore des signes de vie« 

« J’entre dans les mauvaises nuits, en attendant la nuit » (trois notations de fin 1909-1910 du Journal de Renard, donc).

Et voici l’extrait de Stenka Morris (p.49):

« J’écris pour après la catastrophe, lorsque lire sera devenu nécessaire et non subterfuge de soi. Lorsqu’enfin saouls nous aurons cessé de brader la mystique aux lumières sonnantes et trébuchantes du marché. Le peu qu’il restera de nous saura. Le peu saura que nous savons sans connaître et que nous connaissions sans voir. Le peu, déconcerté, nous débaptisera de l’attribut Sapiens« 

  Ce si étrange titre pour un recueil de poésie, qui ne précise d’ailleurs que son inattendu thème à l’infinitif – substantivé – (« le falloir »), nous dit quelque chose comme un singulier programme : « Je vais chanter le il faut« . Falloir, verbe impersonnel (comme pleuvoir) – comme lui sans première ni deuxième personne, ni impératif, mais, lui, non plus participe présent (on peut dire « des coups pleuvant sur … », mais rien ni personne n’est « fallant » sur …). On sait que le verbe vient du latin fallere (tromper, échapper à – comme on trompe un associé ou une attention), et ne s’est qu’assez récemment divisé en faillir (faire défaut, manquer à ou manquer de peu) et falloir (qui dit aussi « manquer » dans « peu s’en faut », « tant s’en faut », pour dire « de justesse » ou « de beaucoup », mais surtout – et lui seul – ce qui est requis ou approprié, c’est-à-dire, justement ce qui ne manquera pas d’arriver ou de convenir). « Faillir s’il le faut« , dit synthétiquement la page 68.  Falloir, ce n’est pas du tout faillir à son devoir, c’est bien plutôt devoir ce qu’on ne veut pas, c’est être tenu à (et par) ce à quoi on n’a pas souscrit, ou se retrouver lié à ce qu’on ne s’est pas prescrit. « Il faut » (sauf dans l’étroit sens de l’obligation morale, quand il faut rembourser son voisin, éduquer son enfant, informer son patient ou neutraliser un psychopathe – ce qui, d’ailleurs, entraîne conflit des devoirs quand le patient est psychopathe, ou le voisin mal élevé) renvoie à des faits, des états de choses, des situations qui ne se sont pas invités, comme la foudre, le Covid ou un carambolage routier – et qui n’entraînent, eux, aucun dilemme de conscience (il n’y a pas de possible conflit de falloirs !) : étrange devoir sans exigence, ou requête sans idéal, nécessité sans gré, issue d’une sorte d’initiative (plutôt fâcheuse) du monde – et qu’on n’a pas à vouloir  accomplir, mais au mieux à consentir d’accepter. Le cours du réel met en défaut notre volonté disponible, spontanée, connue; ce qu’il fait, c’est justement défaire notre pouvoir d’action acquis : l’incident de vie nous requiert, dans une adversité qui ne se retirera pas toute seule (« nécessité » n’est pas, étymologiquement, négatif pour rien, « ne-cedo » disant bien que ça ne « cède » pas, que quelque chose ne reculera pas devant notre liberté mise à l’épreuve, comme le confirment l’in-évitable, l’in-éluctable, l’in-dispensable, l’ir-réversible, l’in-falsifiable : en toute nécessité (physique, biologique ou logique : falloir, c’est toujours faire besoin), il y a de l’inempêchable, en amont (l’oxygène, indispensable pour respirer) comme en aval (le gaz carbonique, inévitable par respirer) – l’exemple est de Comte-Sponville – avec bien sûr la mortalité, qui est nécessaire jusque dans sa contingence, comme dans la tranquillement tragique sentence de Cicéron (« vita, quae necessitati debetur » : la vie, qu’on doit rendre au destin). Si, en morale, comme dit Kant sans rire, « la majesté du devoir n’a rien à voir avec la jouissance de la vie », dans le cours réel des vies, la souveraineté (en tout cas, l’autorité) du falloir a tout à voir, elle, avec la nudité de la mort. « Il faudra bien que je naisse au non-choix« , écrit l’auteur (p.52), c’est-à dire … qu’il ne faille plus rien !

« Il faudra bien que tombent ces années

suspendues au ciel menaçant de la nuit

que vienne la catastrophe tant attendue

– Savoir inexorable –

comme une pensée ancienne laissée au bord

du chemin

que l’on retrouve en repassant, intacte,

dont on reprend le fil 

en arrêtant le pas,

un réflexe du fond des âges surgi des entrailles

pour survivre à tout ce qui existe …« 

   Mais Morris poursuit (en indiquant un libre usage de l’impossible, et devinant qu’il faudrait déverrouiller de l’intérieur le falloir même) – et cela vient bousculer, mystérieusement mais décisivement, nos banalités spéculatives et nos trop attendues angoisses :

« Il faudra bien qu’elle tranche sa propre tête

et la balance à bout de bras

celle que la beauté subjugue

pour nous montrer les confins du possible (…)

Il faudra bien que je naisse au non-choix

comme l’écorce se crevasse

au remous de toute sève

dessinant tant de sans-issues

Que je rince ma bouche

au vinaigre du nécessaire

pour que ma bave même

dissolve l’encre de l’aveuglement

coulée sur l’espoir du papier.

Il fallait bien qu’éternellement je naisse » (p.51-52) 

  Trois remarques seulement.

D’abord, comme un poisson dans l’eau lugubre de ce falloir, chez cet auteur, un considérable humour (une visite, par exemple, chez sa neurophysiologue ?), quand son esprit fait face à ce qui est en train de le défaire :

« C’est pourtant bien ce qu’elle m’a dit :

« Vous avez ceci de particulier que lorsque

vous pensez,

des arbres s’éclairent dans votre tête »

Elle tenait cela de ces machines à colorier le

        cerveau

d’où elle tirait une bonne part de sa foi

Machines chargées de décider elles-mêmes

ce que des temps immémoriaux

nous devrions croire ou expurger … » (p.69-70) 

 Ensuite, le livre est merveilleusement illustré par les « visuels » de Muriel Rodolosse (eux-mêmes appelés  – ou commentés ? – par les dix « filigranes » de l’auteur) : on y voit des sortes de paysages pris à leur propre piège, mais, en multipliant sur chacun les textures, les directions, les plans, les échelles, les saisons,  on les sent aussi parvenir à s’échapper à eux-mêmes, à modifier les conditions d’exercice de leur propre présence !! Un filigrane, toujours décoratif, ajouré et implicite, semble bien jurer d’abord avec le sérieux, la compacité et l’aveuglante évidence du « falloir », mais il y a pourtant en lui un sceau secret, une sorte d’attestation ineffaçable, une impression inextirpable – qui évoque exactement le « falloir être soi » de l’authenticité même !

  Enfin, chez cet auteur si peu saisissable (« jamais nécessité » écrit-il, p.27, « ne fut plus lâche que la lumière » !) si sévère (« aveugles et sourds à ce qui nous traverse« , tels nous voit-il, et pétris de haine « pour nous soulager« ), si désillusionné (« Ce que l’on croit secours n’est qu’ancre qui nous retient » !), la vérité vient prendre, pour nous broyer, la sûre légitimité d’une bénédiction : « Alors, dans l’absolu d’un regard d’amour posé sur le monde, tout refleurit, sans aucune illusion » (derniers mots du recueil). Espérance d’un chaos nous offrant, par principe, tous les moyens de le bousculer ? En tout cas, ce généalogiste de la nécessité a le coeur clair, et généreuse est son intransigeance. Noble et profonde est l’œuvre. 

Martine Rouhart, En ce lieu clos, poèmes, M Toi Edition, septembre 2025, Villematier.

En ce lieu clos…

Les postures d’éveil de Martine Rouhart 


L’écriture imposerait-elle sa propre dictée de l’inconscient ? Son propre vocabulaire ?  En peut restituer un lieu ou déterminer un moment choisi  (comme « en hiver », « en 1982 »), exprimer une origine ou une durée (« j’en viens », « j’apprends en trois jours »), remplacer une quantité ou un élément précédé de « de » (« j’en veux », « j’en ai peur »), et servir de préfixe verbal pour composer de nouveaux mots. 

L’adjectif « clos » peut désigner un terrain fermé et cultivé (comme une vigne), le participe passé du verbe clore (qui signifie fermé, terminé), ou apparaître dans des expressions telles que « à huis clos » (en privé) ou « clos de murs » (entouré de murs). Le mot est un emprunt « au latin médiéval clausum, qui signifiait « espace clos ». 

« Clos » s’accommode volontiers de la pérennité…  et préserve le visiteur de l’intrusion, du hasard, voire de « l’accidentel ».  En l’occurrence, « Le lieu clos » ne rend pas seulement la « mesure objective » des éléments qui le composent mais s’inscrit d’évidence parmi les « innombrables pays intérieurs » de sa visiteuse.    

L’écriture s’apparente ici (se risque ?) à un lent et minutieux chemin de ronde.  Gauchie par le silence et l’observation, elle prend la mesure des lieux en leur adjoignant tour à tour une présence rituelle ; et tout en alignant d’authentiques « griffures » de la pensée, elle détaille ici et là l’empire naissant du jour recomposé.   

Dès lors, l’auteure optera pour l’exacte mesure de sa prudente avancée : « Un jardin/clos de murs/où il fait bon/s’évader.

L’environnement fraîchement réanimé, comme « découvert » détermine sa progression muette et la ramène irrépressiblement aux « innombrables pays intérieurs »  qui vont paramétrer la journée.

La posture d’éveil la sollicite d’entrée de jeu et  lui dicte une écriture nourrie de partage, de mémoire et d’une sorte de prudence affective…  De fait, un « nouveau temps se précise » dont l’auteure ne sait rien sinon qu’il s’écrira entre nature et nature intérieure.  Les griffures sensibles, peu à peu observées et ramenées au discours, prennent alors tout leur sens dès lors que la découverte des « lieux clos » prendra l’exacte mesure de la journée à vivre. 

D’évidence, la « maison d’âme posée à l’ombre/d’un tilleul » entretient à sa manière un orchestre de « petits bruits » et s’accorde aux herbes, les branches, les oiseaux : « On sait que les arbres/écoutent nos rêves ».  

Et on découvre au fil des pages que l’auteure éveillée « dans une chambre/éclairée/de poésie » accordera sa vigilance au double éveil de la nature et de sa nature intérieure. Plus explicitement,  la «résurgence » des mots secrets  retrouvera les essences du petit matin « un parfum de chèvrefeuille, une image de clarté ».  

Consciente des « limites qui se rapprochent » et forte des signes récurrents que lui adresse l’entame du jour, Martine Rouhart consulte « des mots/pour boussole » :  une procédure singulière certes, mais aussi une incursion décisive de la ligne poétique dans l’attente du prochain.

Le lecteur entreprend alors de détailler (comme un nouvel accessit),  le micro-univers du jour apparu et auquel il est conféré une sorte d’identité passagère.

Pour faire de ses impressions contrastées un inventaire textuel, l’analyste-poète recourt à une langue  « minimale » et « naturelle » susceptible d’accueillir chacun dans ses propres jardins et d’en approcher le mystère.    

Martine Rouhart aurait-elle investi  son « lieu clos » à seule fin d’exister à ses propres yeux ? Ou de retarder autant qu’il est possible l’inéluctable menace des portes qui s’ouvrent à l’entame de la journée qui vient ?

En ce lieu clos suggère, à n’en point douter, de prochains développements. D’aucuns parleront d’une « conscience éveillée » ou d’un « silence habité »… Et l’auteure renverra le quidam à ses propres alertes.   

Le lecteur ne manquera pas d’explorer le mode singulier de la « pensée nomade » qui s’affrète aux mouillures du petit jour (et qui relève chez Martine Rouhart d’une aspiration à l’imaginaire, insistante).  Il appréciera dès lors la part d’identité dont elle assure expressément le crédit :

« Le poème est mon refuge » (le propos mâtiné d’hésitation, d’attentes inexprimées, de petites peurs induites et d’un évident souci d’absolu   « Je règne/sur une demeure/aux parois de verre/reflétant le ciel ».

  • Martine Rouhart, En ce lieu clos, poèmes, M Toi Edition, septembre 2025, Villematier.

Corinne Welger-Barboza, L’an prochain à Truth or Consequences, Rêverie américaine, L’Harmattan, 2025, 245 pages, 23€

Corinne Welger-Barboza, L’an prochain à Truth or Consequences, Rêverie américaine, L’Harmattan, 2025, 245 pages, 23€


La rêverie américaine de Corinne Welger-Barboza se présente comme un récit inclassable, à la fois autobiographique et onirique. Au cœur de celui-ci s’inscrit le rêve qui se vit en osmose avec Hellène, l’héroïne d’un début de roman stoppé net. Ceci n’est pas un roman, semble être suggéré comme dans le geste de Magritte. Car qu’est-ce qu’un roman dont le narrateur dit qu’il ne joue plus le jeu ? Le décès de l’amie de la narratrice Claude réoriente en effet le récit vers un « pacte autobiographique » – défini autour de l’identité entre la narratrice et la protagoniste, Corinne, en l’occurrence. 

Ce récit de voyage dans une petite ville du Nouveau Mexique a quelque chose de singulier. D’une part le changement de nom de cette cité américaine, autrefois appelée joliment Hot Springs, à la suite d’une émission de radio tient du loufoque et du kitsch. De plus, tout en obéissant à une logique de référent rationnel, le récit est tout au long traversé par l’omniprésence fantomatique de l’amie morte, d’une intensité inhabituelle, et dans une moindre mesure par la présence du père et de la mère, les parents morts de la narratrice. Comme si le rêve éveillé traversait le réel de la narratrice. Le tragique chez Corinne Welger-Barboza n’est jamais solennel ; il lie légèreté et gravité.

Le récit de ce séjour à Truth or Consequences se présente en dix chapitres. Quelles sont les marques de cet itinéraire au Nouveau Mexique, une fois écartés le folklore télévisuel à paillettes et le western-rodéo rutilant ? Au fil des pages un espace géographique se dessine. Le Land Art, la grande beauté des paysages et du Rio Grande. Devant le désert, la narratrice confie un étrange sentiment-paysage : « je suis happée physiquement…par le pays physique, si j’ose dire. Je découvre un sentiment de plénitude qui m’est tellement étranger ».

Se voient ici convoqués de multiples références artistiques, l’artiste de Land Art Walter de Maria, le film « Le Sel de la terre », la « rétrospective Georgia O’Keeffe à Beaubourg », La Barque de Dante, le musée local Geronimo Springs Museum, les murals, l’art pueblo. Ces références viennent tracer les étincelles de l’exaltation artistique qui vibrent chez Corinne Welger-Barboza. 

Les diverses rencontres de personnages croisés ici et là figurent ainsi les trois cultures, indienne, hispanique et américaine. L’impression de multiplicité tient à la polyphonie des diverses voix de Claude, l’amie, de Pierre – un amour inventé de la narratrice-, de son père et de sa mère. Cette dimension dialogique est ce qui frappe dans ce récit. Car cela renvoie aux interrogations qui traversent l’autrice sur son histoire personnelle, en premier lieu, son engagement féministe, revu avec un brin de nostalgie. Puis sa judéité et son refus d’appartenance à la communauté juive – réflexion déjà présente dans sa biographie familiale En déplacement. Elle prône ici la non affiliation : « de toute façon, ai-je jamais été partie prenante de « La communauté » ? Non jamais {…] en attendant une société d’étrangers fera l’affaire ». Cette perspective d’une société d’étrangers jetée à l’emporte-pièce ouvre plus de questions que de réponses. 

Le titre du livre, pied de nez léger à la référence à une Jérusalem idéale, est porteur d’ironie. Terre promise, Truth or Consequence ? L’Amérique est-elle vraiment synonyme de cette « culture de la relance » que l’autrice évoque ici ? Pour qui en réalité ? On peut s’interroger. La visite au musée Geronimo où finalement la mémoire indienne semble pétrifiée et non entretenue de façon vivante semble le laisser penser. Plus loin, est évoquée la violence de l’Histoire des USA – non pas la question de l’esclavage mais la mémoire des Indiens, tout aussi violente. Et l’autrice d’évoquer les Chikasaw, la « terrible marche », la « déportation jusqu’en Oklahoma ». S’agissant des Native Americans, des premières nations et des droits bafoués des premiers habitants de l’Amérique, le mot « migration » semble faible ici. C’est d’ « expropriation », d’ « extermination », selon ses termes qu’il s’agit. Le péché originel de la Conquête de l’Ouest, de l’histoire « des vaincus ».

Pourquoi, se demande la narratrice, vouloir « s’installer » à Truth or Consequences ? Il y a eu assez de migrations dans sa famille juive depuis la Hongrie et l’Europe centrale. D’autant plus, reconnaît-elle, que « l’Italie, Rome plus précisément, occupait jusqu’à présent mon premier pays de cœur, celui où je rêvais de m’installer, au moment de me retirer ». Le Nouveau Mexique possède pour elle quelque chose qui est incontestablement de l’ordre du charme. Selon l’écrivain américain cité en exergue, Eugene Manlove Rhodes, nommé le « cow-boy chronicler », c’est « The Land of Enchantement ». 

Au bout de son parcours la narratrice réévalue bien des choses. Grâce à Pierre, elle pourra peut-être se départir de cette fascination fantomale pour l’amie morte et d’autre façon, de son penchant à réécrire le passé. Et maniant l’humour, elle en vient à voir en ce rêve d’installation une sorte de « Floride des retraités pauvres ». Comme si le récit de ce non exil américain, jamais subi, véritablement choisi, lui permettait de s’affranchir de ses blessures et, finalement peut-être, de son passé. 

Écoutons à ce sujet les mots de Toni Morrison, la grande écrivaine américaine, dans l’exergue à son roman Home. Des mots pleins de force poétique et porteurs d’universel :  

« À qui est cette maison ? 

 À qui est la nuit qui écarte la lumière à l’intérieur ? 

Dites, qui possède cette maison ? 

Elle n’est pas à moi.

J’en rêvé une autre, plus douce, plus lumineuse,

Qui donnait sur des lacs traversés de bateaux peints,

Sur des champs vastes comme des bras ouverts

pour m’accueillir.

Cette maison est étrange.

Ses ombres mentent.

Dites, expliquez-moi, pourquoi sa serrure

correspond-elle à ma clef ? »