Christian VIGUIÉ – Damages* – (approche graphique de Olivier Orus), Rougerie, mai 2020, 13 euros, 80 pages.

Chronique de Marc Wetzel

Christian VIGUIÉ – Damages* – (approche graphique de Olivier Orus), Rougerie, mai 2020, 13 euros, 80 pages.

Appeler « Damages » un chant de deuil est franc et périlleux. Damer, c’est en effet battre et compacter – donc s’efforcer de combler et rétablir – mais c’est aussi tasser et enfoncer, risquant de ré-enfouir les disparus. Damages : des nivellements qui à la fois trépignent (une piété qui piétine) et préparent à rebâtir (qui rebattent tout un jeu de fondations). Progression et régression ainsi mêlées, comme l’avoue l’auteur, dans un avertissement parfait :

« Damer consiste à tasser la terre, l’aplanir, la convertir afin d’y dessiner la plupart du temps la veine des routes, pour y voir se dresser immeubles et maisons ou quelque chose d’autre.

C’est aussi, malgré nous, le fait de piétiner un même sol, allant à l’encontre de ce que nous voulions, nous qui aurions aimé surprendre un peu plus d’autrui et de nous-même.

« Damages » est ici et avant tout un chant de deuil, un presque murmure, la ligne brisée d’un horizon. Tout cela dû à une suite de décès dont ceux de mon père et de ma mère« 

Mais composer un chant de deuil, n’est-ce pas toujours vain comme ajouter des feuilles à un arbre mort (p.8) ? Ce très remarquable recueil (à la fois pudique et profond, sobre et troublé, isolé et fraternel) montre que non.

« J’ai fait mes adieux à mon père

Je lui ai dit qu’il pouvait revenir

dans son enfance

ou dans la mienne

surgir pareil à un parfum

ou s’accorder à la forme d’un nuage

Il pouvait revenir aujourd’hui ou demain

en poussant simplement la porte

en tenant dans ses mains

le jour

et l’entrouvrir de nouveau

comme une rose finie » (p.10)

Première leçon : la poésie apprivoise les revenants. Viguié dit à son père qu’il peut, qu’il doit sans crainte, qu’il doit sans crainte d’être craint, revenir. Il n’y a pas d’effraction à craindre de la part de ceux qui, en mourant (dit la page 20), ont par principe cassé leur clé. Avec cette précision qui ouvre à tout : un mort ne peut plus du tout devenir (il a passé le temps de se changer en un être de plus tard), mais il peut revenir à la parole et par elle.

Deuxième leçon : « Le monde se renverse à cause d’une mort » (p.16). Définitivement de l’autre côté du miroir, le regard disparu y inverse les directions, mais aussi, dans le temps, l’avant et l’après. Il recule avec le présent même où nous avançons.

Troisième leçon : le néant est comme transparent (le rien n’a rien à cacher). C’est que la matière d’une vie a explosé (pourriture ou cendres), mais il n’y a alors justement plus rien pour faire obstacle à ce qui fut. Viguié suggère, délicatement, qu’avec ce qui a cessé à jamais d’être, les contraintes de déchiffrement ont changé du tout au tout. La mort est cette « clé transparente » qui laisse apparaître, pour la parole (pour « l’enveloppe transparente des mots » p. 35), ce qui est devenu objet derrière elle. Exfiltré de tout devenir, le mort n’a plus que le temps mystérieux de son nom :

« Lorsque je passe sous l’acacia

que tu as planté

je m’étonne que ton nom

ne veuille plus tomber comme une feuille

ni s’élever avec la lenteur d’une fleur

Je m’étonne que ton nom

soit cette feuille et cette fleur

qui ne veulent ni chuter ni croître

Je me dis alors 

que ton nom est l’envers d’une fleur

l’envers d’une feuille

l’envers de croître et de chuter

Ainsi je me convaincs

que tu as planté deux arbres

un arbre planté dans le réel

et l’autre dans l’abîme

et que l’abîme est une ombre immobile

ou le premier feuillage de l’arbre réel » (p. 41)

Et ce temps mystérieux est ici sans Dieu. D’abord parce que la vérité, pour les survivants, est « une cruche cassée » (p.28) qu’on ne peut emplir d’aucune eau. Ensuite (p.37) parce qu’il est vain de penser à éterniser ou statufier une présence qui, dès la vie déjà, s’éclipsait et se dissolvait. Enfin, ce que les morts auront su vivre n’éclairera pour nous ces présents d’aujourd’hui (qu’ils ont à jamais quittés) qu’en nous et par nous, actualisés par nos seuls confiance et amour : le garde-à-vous intemporel d’une lointaine Communion des saints est un prestige vide :

« Pourquoi le jour

que nous n’avons su retenir

aurait un dieu

ou un corbeau sur son épaule ?

Pourquoi garderait-il les yeux ouverts

à notre place

nous qui ne savons garder

ni la forme d’un nuage

ni celle d’une pierre ?

À cause de cela

je préfère être un mystère sans importance

au milieu des mystères des choses

aussi insignifiant qu’une porte qui grince

ou qu’une pomme qui tombe

emportant avec elle

la couleur du soleil » (p. 37) 

La deuxième, plus courte, partie du recueil dit le deuil de la mère. C’est donc moins l’exemplarité d’une vie que la puissance de sa source qui est chantée ici. Et, logiquement, le départ de celle même qui nous fit surgir fait qu' »il y a un grand silence dans les choses qui ne savent plus apparaître » (p. 72). De même, cette vie qui s’est passée avant la nôtre pour la permettre en elle renvoie l’auteur à une très étrange mort « qui se passera après, quand il n’y aura plus ni oiseaux ni mémoire » (p.68), – la disparition, toujours, mais cette fois celle de plus personne ! Enfin, la mère est l’unique présence en amont, et le seul pardon suffisant, à la fois de nos incapacités rationnelles (comme se faire bon géomètre) et de nos irrationnelles (comme se montrer rebelle décisif), ce que dit un passage qui bouleverse :

« C’est ta mort

qui me réveille

car je ne sais pas dessiner un cercle

avec mes mains

pas plus que je ne peux dresser un mur

avec mes rêves » (p. 71)

Avec les proches disparus, dit l’auteur (p. 43), nous partageons l’espace subsistant (« le bruit du soleil », « la fenêtre brisée », « le lierre qui a vécu et rêvé » …) dans « le temps que nous n’aurons plus« . Mais qu’est-ce qui peut bien subsister, s’ils ont emporté jusqu’à la maison de vivre ? L’auteur juge ainsi, superbement, son recueil : 

« Un chant qui porte en lui une sévère et rêche contradiction : tenter de trouver un point d’équilibre entre ce qui a toujours été de l’ordre du prévisible et celui qui relève à tout jamais de l’inconcevable. Voilà pourquoi, sans doute, il est un chant, un étrange étonnement, puisque ceux qui sont partis et que nous continuons follement d’aimer, ont emmené avec eux le plancher et le plafond d’une incroyable maison, lieu où nous avions appris à marcher, à rêver, à combattre la fatalité du monde » 

                                              ————-

*de substantiels (pages 10 à 29) extraits de ce recueil avaient été proposés, en pré-publication, dans le n° 86 de Traversées. On s’y reportera (déc.2017). 

© Marc Wetzel