Tandis que je me dénude, Jessica L.Nelson, Belfond ; (238 pages – 17€)

Chronique de Nadine Doyen

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Tandis que je me dénude, Jessica L.Nelson, Belfond ; (238 pages – 17€)


Pour son deuxième roman, Jessica L. Nelson braque sa focale sur le regard. Elle s’intéresse aux regards que les autres portent sur nous et comment ils nous perçoivent.
C’est le journaliste littéraire Victor Alexandre qui ouvre et clôt ce récit. Il nous présente un livre qu’il prétend avoir quitté « aussi embrumé que ses personnages ».
L’héroïne Angie Rivière, jeune enseignante, se retrouve en ligne de mire pas seulement du lecteur, mais de ses élèves qui ne vont pas se priver de l’observer, de la jauger et même la « déshabiller ». Il y a des mots qui peuvent changer le destin.
La rentrée pour elle revêt un double sens, car elle a commis un premier roman et se retrouve dans le tourbillon médiatique. Le passage dans une émission télévisée s’impose, soutenue par son éditrice. Angie va-t-elle y perdre quelques plumes ?
On  perçoit le trac  qui s’installe au moment M, et l’auteure de se dédoubler et dialoguer avec L’Ombre, avec qui elle cohabite depuis vingt ans. Dialogues savoureux. On plonge dans ses atermoiements. Oublierait-elle sa chance d’être invitée à s’exprimer ? « Comme un mantra », elle se répète : «  Réjouis-toi ».
Refuser ce sésame, ne serait-ce pas risquer que Bébés de brume ne rencontre pas son public ? Comme le rappelle David Foenkinos : « il y a pire violence que la douleur de ne pas être publié : l’être dans l’anonymat le plus complet ». Son ombre incarne la voix de la sagesse, celle qui est là pour la secouer, l’aider à se surpasser, à affronter l’épreuve du feu, à lui apprendre à relativiser, lui insuffler  la méthode Coué.
Aura-t-elle retenu le briefing de son éditrice ? Bien mémorisé les phrases à brandir ?
Angie remonte à des pans de son enfance, des parents absents, peu disponibles. On comprend mieux pourquoi son père n’est plus qu’un prénom : Philippe.
La voici, dans l’ « arène », « au-dessus d’une fosse à dangerosité », telle « une feuille qu’on va découper en confettis », exposée à des milliers de regards, dont peut-être ceux de ses élèves. Mais regardent-ils la télé ? A celui du présentateur animateur, à ceux des deux autres invités, mais aussi à ceux de sa famille, pas la plus complaisante. Trois tantes déjantées qui apportent du piment au récit. La relation sororale est radiographiée et interroge : quel est « cet incident »,  auquel le clan se réfère, qui refait sans cesse surface chez Angie et dont elle a encaissé les stigmates ? Les propos de Léa tiennent le lecteur/spectateur en haleine, en attente de savoir pourquoi et quand tout a basculé. « après tout ce que l’on a traversé ».  L’écriture du roman, à la veine autobiographique, qu’Angie vient « vendre » n’a-t-elle pas agi comme une catharsis ? Léa la devine plus confiante.
Angie Rivière apparaît donc, tour à tour, sous les traits de « la petite », de « l’endive », d’« une carotte », de « la nymphette guindée ». Rémi, un  de ses élèves, la voit « tendre sous l’armure », une « martyre romaine » dans cette jungle. Mais pour son ex Antonin, qu’elle quitte pour Londres « sans préavis », elle est Angel, cet « animal » à apprivoiser, « une fille fragile », trop compliquée, « trop tordue », « peuplée de démons », une névrosée. Quel traumatisme dissimule-t-elle par son omerta sur son enfance ? Pourquoi fuit-elle le contact charnel ?
Jessica L. Nelson nous donne à entendre ses pensées intérieures, ses combats gagnés : « l’anorexie, la honte, la destruction de soi par soi ». Mais il lui reste encore à se blinder pour dépasser « la calomnie, la dépression, la cyclothymie » et les rumeurs.
N’est-il pas question de « déménagement » ?
Angie se remémore alors « l’incident » mais pour le relater l’oie naïve prend de la distance, la victime devient « elle » dans les « serres du rapace ». Se déversent « la brutalité, la bestialité, la cruauté du monde ».
Le lecteur effectue un incessant aller-retour  entre le huis clos du plateau télé et le passé de l’héroïne. On imagine que cet endroit confiné est propice à générer le stress.
Les corps parlent (« palpitant inquiet »), les gestes (les mains) trahissent les invités.
Le récit se déroule de façon chorale et une galerie de personnages défile. Parmi eux, le présentateur, expert en réparties, qui « drague la caméra », survole les dossiers de presse et déstabilise avec ses blagues. Le député qui se fait mousser. Un « libidineux » au geste déplacé. L’acteur qui triche sur son âge. Rémi, l’élève amoureux de sa prof. Mais aussi « le bouffon » gay, l’assistant qui brigue la place du « calife » et qui fustige le vieux qui « s’agrippe au rocher de ses espoirs ». Il sait qu’il doit faire le show pour assouvir la soif de l’audimat, « faire bander le public ».
Jessica L. Nelson revisite certains mots : chroniqueuse, séduction, nudité, l’ordalie. Elle souligne l’évolution du métier de chroniqueuse.
La séduction, n’est-ce pas l’objectif de tous ceux qui ont la caméra braquée sur eux ? La nudité, au cœur de ce récit, Angie y fut confrontée très jeune, puisque sa famille pratiquait le nudisme. Les corps nus l’intriguent, comme son cousin « kiki à l’air ».
N’a-t-elle pas été témoin des « jeux inavouables » entre Clovis et sa sœur ?
Mais ce mot réveille chez Angie aussi d’autres  images indélébiles et insoutenables.
Le récit rebondit, s’accélère, alors que l’émission arrive à son terme.
Angie se sera-t-elle mis le public dans sa poche ?
Angie n’a qu’une obsession : traquer Le Homard. Parmi les hypothèses qu’elle échafaude, laquelle est plausible ? Ne serait-elle pas la proie d’une hallucination quand elle croit voir une carapace rouge, aux « pinces-cisailles », aux « yeux menaçants » traverser le plateau ? Suspense, tension, de quoi « flipper ».
Si le présentateur revient à lui, voilà Angie, « le joker », engloutie « dans un trou noir », « au pays des Ombres ». Qui peut donc  la persécuter ainsi, « la balancer » ?
Un SMS élogieux la rassure et le crépuscule devient soudain « éblouissant ».
Le coup de théâtre surgit quand Le Homard, boulimique aux « ardeurs vipérines » se démasque et se livre à un cinglant « bashing » d’Angie qu’elle considère  comme une « traînée », une « garce », «  une pigeonne ». Cette filature à Londres, c’est elle.
Le lecteur peut maintenant faire les recoupements avec les fréquentations qu’Angie a évoquées. Mais pourquoi l’accuse-t-elle d’avoir été « leur bourreau » ?
Jessica L. Nelson souligne combien l’obésité chez les adolescents est un fléau. Le Homard rappelle son pendant masculin dans Une forme de vie d’Amélie Nothomb.
Dans les deux cas, la surcharge pondérale a une origine psychologique.
D’autres thèmes actuels sont développés : l’angoisse d’une jeune mère face à Facebook, dans ce monde peuplé « de loups ». Quelle attitude adopter face à de jeunes «  digital natives » qui surinvestissent l’écran ? Où placer la limite ?
Si « on n’est pas sérieux à dix- sept ans », Angie « à quinze ans n’est pas optimiste ».
Lucide, elle se doute que les photos prises des « invasions » subies serviront au chantage. Tout le monde connaît l’affaire qui a récemment ébranlé le monde sportif.
De même, nombreux sont les cas de photos intimes qui circulent sur les réseaux, provoquant insultes et humiliations et virant  parfois aux drames.
Jessica L. Nelson pointe les dérives des réseaux sociaux. Elle dénonce le fanatisme, « encouragé par l’anonymat ».  Elle alerte en montrant jusqu’où le harcèlement peut conduire qu’on soit élève, étudiant, ou un écrivain.
La phrase prémonitoire qu’Angie, « l’intello de service », formule : «  c’était l’heure de rentrer et de déposer mes pierres pour m’envoler » glace le lecteur impuissant.
Le récit se termine avec les pronostics du critique Victor Alexandre, au café Flore, interviewant Rémi, le nouveau « phénomène », pressenti comme le futur Goncourt 2025 qui a fait d’Angie sa muse. Un exemple de renaissance grâce aux livres.
Dans L’écrivain national, Serge Joncour radiographie les coulisses du métier d’écrivain, dans Tandis que je me dénude Jessica L.Nelson ausculte ce qui se passe sur un plateau télévisé, avant, pendant et après l’émission, dans le public et parmi les invités. Elle pourfend le diktat du paraître, corroborant l’exergue de Bussy-Rabutin et en féministe s’insurge de voir Angie considérée « comme un jambon » ou « une plante verte ». On croise des personnalités reconnaissables même si leurs noms ne sont pas mentionnés. Le fil rouge de la nudité se retrouve dans les tableaux cités de Bacon ou Lee Miller (Pique-nique des surréalistes, « nudité bucolique »). L’auteur insuffle une pointe culturelle sur le mystère Simone Silva. Elle emprunte au vocabulaire guerrier (gladiateur, arène). Les comparaisons sont imagées : « Les tabourets fragiles, tels des flamants roses ». Les caméras : « un essaim de bourdons ».
L’humour (« Fais une roue, ricane l’Ombre »), l’ironie et l’autodérision se mêlent.
Jessica L. Nelson signe un roman polyphonique percutant, quelque peu à charge à l’encontre de certaines émissions télévisées et de leurs présentateurs. Elle offre une réflexion sur le monde virtuel et un éclairage sur la société actuelle qui appellent à la vigilance. Un viatique ? «  La clé du bonheur est la discrétion ».

©Nadine DOYEN

Une réflexion sur “Tandis que je me dénude, Jessica L.Nelson, Belfond ; (238 pages – 17€)

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